Le sultan qui voulait recouvrer la vue

Ecoute et empathie peuvent être utiles… même aux plus puissants ! Et parce que la littérature se met bien souvent au service de la pensée, voire de la transformation, cette idée est ici illustrée sous la forme d’un conte, écrit pour les petits… comme pour les grands. Que ta lecture soit belle !


Il était une fois un sultan riche et influent. Il avait bâti son royaume d’une main de fer, et profitait en ce temps de ce qu’il avait acquis. Tout le jour, il paressait en son palais, dégustait les mets les plus délicats, se baignait dans les eaux les plus douces et se tapotait le cou de subtils parfums.

À ne s’occuper que de lui, étranger au sort de ses sujets, focalisé sur le bon déroulement de la fine mécanique de son petit monde intérieur, le sultan devint aveugle. Son champ de vision s’était peu à peu rétréci, ses yeux s’étaient obscurcis, tant et si bien que ce qu’il percevait désormais n’avait plus rien à voir avec la brillance et l’éclat de son palais. Sous ses yeux s’étendait maintenant une mer d’anges noirs, dont les ailes s’enlaçaient en des draperies de soie sombre.

Être aveugle déplaisait au sultan. Il ne pouvait plus admirer le raffinement de ses mains, le rouge-orangé des jujubes qu’il affectionnait tant, la blancheur du marbre de sa chambre. Il ne souhaitait qu’une chose : recouvrer la vue.

« Trouvez celui ou celle qui saura me guérir ! » hurla-t-il un matin à son valet, excédé tout à fait de ne pouvoir contempler dans le miroir la finesse de sa moustache fraîchement ciselée. Il fit ainsi convoquer les médecins les plus réputés, se soumit aux expériences les plus diverses, fit appel aux guérisseurs du monde entier et aux sorcières des forêts hantées d’où nul ne revenait. Rien n’y fit. La mer d’anges noirs envahissait toujours sa rétine, l’opacité lugubre ne lui laissait aucun répit.

Un matin qu’il se refusait à quitter son lit, il reçut la visite d’un homme-oiseau. Perché sur le rebord de sa fenêtre, la créature au regard perçant s’adressa à lui en ces mots :

« Sultan, mon cher Sultan, j’ai ouï dire que vous ne parveniez à vous extraire de votre cécité. De cette difficulté, je connais peut-être un remède. »

Intrigué, le sultan se redressa, mit un peu d’ordre dans ses cheveux, tâta le col de sa chemise de nuit et, bien qu’il ne put percevoir son visiteur, cligna des yeux avant de dire :

« Tu sais, j’en ai suivi des recommandations. Et aucune n’a fonctionné. Je suis bien désabusé, mais j’accepte de t’écouter, parce que, ma foi, je suis bien trop malheureux aujourd’hui. Dis ce que tu as à dire ! »

L’homme-oiseau siffla un instant, puis répondit :

« Sultan, mon cher Sultan, pour recouvrer la vue, il existe une issue, mais je ne peux en aucune manière vous assurer qu’elle marchera pour vous.

– Trêve de mise en forme ! rétorqua le sultan, impatient. Parle, que diable !

– Vous devez quitter seul votre palais et suivre le chemin de pierres qui conduit à la frontière du royaume. Là, vous trouverez le cheval d’ébène, qui est le plus sauvage que cette Terre ait porté. Domptez-le, et vous verrez. Pour vous aider dans cette quête, je dépose ici l’anneau aux deux pierres. Il donne à celui qui le porte le pouvoir de voir le monde à travers les yeux de l’autre. Il offre à celui qui le porte de vivre et de ressentir ce que l’autre ressent. »

Sur ces mots, l’homme-oiseau s’envola. Le sultan hésitait. Son visiteur n’avait pas très bonne réputation. Se pourrait-il qu’il ait bâti un subterfuge pour l’évincer de son royaume ? De surcroît, il le trouvait bien impétueux de venir ainsi le prendre au dépourvu à la tombée du lit ! Mais le sultan savait aussi que c’était là sa dernière chance. Il sonna la clochette de sa table de chevet, se fit habiller de vêtements élégants mais confortables, et se fit apporter une outre d’eau, un peu de nourriture et quelques plantes médicinales. Sans grande conviction, il fourra l’anneau aux deux pierres dans la poche de sa tunique, et décida de se mettre en route.

Le chemin était aisé à suivre. Le sultan sentait sous ses pieds les grosses pierres rondes qui tantôt le menaient droit, tantôt viraient à gauche, tantôt viraient à droite. Mais après une heure de marche, il commençait à sentir chauffer la plante de ses pieds. Celles-ci n’étaient pas familières des longues randonnées. Il s’assit sur le bord du chemin et caressa les alentours de ses mains nues. Elles s’arrêtèrent sur les doux pétales d’une fleur.

« Je sens d’ici son odeur, pensa-t-il. Elle est suave et sucrée. »

Sa pensée fut coupée par les mots d’une femme qu’il devina âgée, tant la voix était chevrotante :

« Je vous en prie, monsieur, ne cueillez pas cette fleur. Elle et ses congénères se font rares dans le royaume, et nous ne voudrions pas les voir disparaître, tant leur beauté nous ravit. »

La colère monta au nez du sultan qui, lui, ne pouvait jouir de ce spectacle.

« Vous êtes dans mon royaume, et j’y fais ce qu’il m’y plaît ! » cria-t-il à la vieille femme avant d’arracher la fleur et de la monter à son nez.

« À moi, c’est son odeur qui me ravit ! » Et il se remit en chemin.

Le temps fraîchissait, et une bonne partie du jour avait passé, lorsque le sultan commença à entendre, non loin de lui, de terribles grognements. Plus il avançait, plus forts ils se faisaient, si bien que la crainte commença à l’envahir. Une odeur putride se fit bientôt sentir, de celles que l’on trouve dans les bauges mal entretenues des fermes miséreuses. Le sultan s’avança encore un peu, jusqu’à se retrouver nez-à-nez avec deux béliers noirs comme l’encre. Il ne les voyait pas, mais percevait leur présence, de gros nuages fendus par la foudre dans la mer des anges noirs. Le sultan eut peur, très peur. L’effroi s’empara de lui comme jamais cela ne lui était arrivé.

« Quelle folie m’a traversé d’entreprendre un tel périple ? » pensa-t-il.

Mais il ne voulait pas rebrousser chemin.

« Rentrer aveugle et penaud au palais, et devenir la risée de mes sujets ? Jamais ! »

Son orgueil parla, il prit son courage à deux mains, et tenta de tuer les béliers en leur jetant des pierres du chemin, des petites puis des plus grosses. Mais il était bien maladroit, et sa force n’avait jamais été bien grande. Après quelques vaines tentatives, il tomba à terre, désespéré. Il était fatigué et triste, et se sentait si seul.

« Personne ne se préoccupe de mon sort, personne ne s’enquière de savoir quel calvaire est le mien. C’est si dur d’être sultan, c’est si dur d’être aveugle ! »

Au milieu de ses larmes, il repensa à l’anneau aux deux pierres.

« Qu’ai-je donc bien à perdre, de toute façon ? »

En désespoir de cause, il le passa à son doigt.

C’est alors que lui parvinrent en tête des sons qu’il n’avait jusque-là jamais entendus. Confus tout d’abord, ils se firent ensuite plus précis, jusqu’à se transformer en deux voix graves et distinctes. C’étaient les pensées des béliers, leurs ruminations intérieures. Le sultan ressentit leur frayeur, face à cet étrange inconnu. Il entendit leur faim, leur soif et leur solitude. Il comprit qu’ils avaient perdu leur troupeau, et que faire barrage à quiconque voulait passer était devenu leur unique raison de vivre. Le sultan aveugle eut pitié des deux bêtes. Il leur donna un peu de nourriture, de l’eau, et leur dit qu’il avait entendu, quelques temps plus tôt, des bêlements de moutons, au loin sur sa droite. Le troupeau s’y trouvait probablement encore. Les béliers le remercièrent et quittèrent le chemin.

Soulagé, le sultan poursuivit sa route, retirant l’anneau de son doigt pour le replacer dans sa poche. Il se sentait plus léger, heureux même d’avoir trouvé le moyen de ne pas revenir honteux au palais, et d’avoir aidé les deux bêtes. Il prenait confiance en l’issue de son périple. S’il avait pu dompter deux béliers haineux et terrifiants, il pourrait bien dompter le cheval d’ébène. La bague le sauverait.

La nuit était tombée désormais, et le sultan était tout à fait épuisé. Il décida de se reposer un peu, dans l’herbe au bord du chemin. Il s’assoupit jusqu’au lendemain matin.

Dès son réveil, il se remit à marcher, fier mais las que son royaume soit si vaste. Il s’impatientait maintenant de ne plus sentir sous ses pieds les pierres du chemin. Quelques pas plus tard, ce fut chose faite. Le chemin s’arrêtait net. Au-delà du royaume, il imaginait une large plaine verdoyante, et, au loin, un peu de forêt. Il sentait l’odeur de l’herbe grasse, il pouvait presque la voir. Dans un sursaut, il entendit le hennissement d’un cheval.

« Le cheval d’ébène, c’est sûrement lui ! » s’exclama-t-il.

Il sentait autour de lui les mouvements de ce cheval du vent. Ses ruades déplaçaient les nuages dans le ciel, les ondulations de sa crinière soufflaient la brise et le zéphire. Le sultan exultait.

« Je vais recouvrer la vue ! Je vais recouvrer la vue ! »

Il fouilla dans sa poche à la recherche de l’anneau aux deux pierres. Une fois, deux fois, mais elle n’y était plus ! Il avait beau vérifier et vérifier encore, rien n’y fit. Paniqué, le sultan sentit son espoir s’envoler dans les airs tourbillonnants de la plaine.

« Que peut-il penser, ce cheval ? s’interrogea le sultan. Que peut-il attendre de moi ? Que puis-je lui donner pour l’apaiser et le dompter ? »

Il tenta de se calmer, s’assit un moment et réfléchit. Puis il se releva et, peu à peu, se rapprocha de la bête d’ébène, écouta ses bruits, lui parla doucement. Il lui tendit un morceau de pain, mais le cheval n’y toucha pas. Dans une valse lente, les deux êtres se rapprochèrent, tant et si bien que le sultan put toucher le cheval, et sentir sous ses doigts que son sabot était fendu.

« C’est donc ça, pensa-t-il. Tu as mal. Ne bouge pas, je vais te soigner. »

Le sultan frotta entre ses mains les plantes médicinales qu’il avait emportées, et les déposa sur le sabot blessé. Le cheval s’apaisa, et le sultan monta sur son dos.

Tout à coup, il vit à nouveau. La mer d’anges noirs laissa place à une mer de nuages d’un blanc éclatant, et en-dessous, la plaine épaisse qu’il avait imaginée. Le soleil avait illuminé ses pupilles, et il apercevait maintenant les oiseaux virevoltant, la cime des arbres au loin. Le cheval d’ébène se transforma en cheval d’albâtre et le ramena, au grand galop, à son palais.

À son arrivée, le sultan fut acclamé par la foule. Une grande fête fut célébrée, à laquelle tous les sujets furent invités. Et le sultan fit graver, sur la plus belle façade de son palais et en lettres d’or :

« Si tu oublies les autres, les autres t’oublieront. Ouvre-toi alentours pour entourer tes vieux jours. »

Quant à l’homme-oiseau, il n’est jamais reparu. L’histoire ne dit pas pourquoi il est venu à l’aide du sultan, sans jamais réclamer son dû. Peut-être voulait-il, à la tête du royaume, un sultan plus humain…

FIN

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