À monde complexe, réponses complexes… Le paradigme relationnel

Chers lecteurs, chères lectrices,

J’ai le plaisir de partager aujourd’hui avec vous un extrait de ma thèse, qui sera également un extrait de l’ouvrage « 10 clés pour (se) relier », consacré à LA COMPLEXITÉ.

Qu’est-ce que la complexité ? Comment la définir ? En quoi ses différentes facettes, comme concept d’une part, observation de la réalité d’autre part, et enfin pistes de réponses face aux défis de notre monde, modifient-elles notre rapport à ce dernier, en particulier dans les domaines des sciences et du vivant ?

Edgar Morin, Theodor W. Adorno, Gaston Bachelard, Michel Serres et d’autres nous guident dans cette exploration…

Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (1992) établit que l’adjectif « complexe », « emprunté (XIVe s.) au latin complexus [signifiant] « fait d’éléments imbriqués » », est le « participe passé adjectivé de complecti [signifiant] « embrasser, comprendre », [composé] de cum, com et plectere « plier, entrelacer » ».

Il s’agit donc d’un mot formé par cum : avec, en compagnie de, avec le secours de, et plectere, infinitif du verbe plecto : tresser, entrelacer, rouler (dérivé : plexus : enlacé, tressé, plié, courbé, entortillé, énigmatique).

Le mot « complexité » traduit donc à la fois l’existence de différents éléments en interactions les uns avec les autres (des éléments « imbriqués »), et à la fois la globalité, le « tout », le « tissu », le « un » qu’ils forment ensemble en s’entrelaçant, en s’embrassant.

Edgar Morin (2005) met très justement en mots le rapport direct à l’incertitude que cette définition implique :

« Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l’inextricable, du désordre, de l’ambiguïté, de l’incertitude… » (Morin, 2005, p. 21)

Ainsi, « l’idée même de complexité comporte en elle […] l’impossibilité d’achèvement, une part d’incertitude, une part d’indécidabilité et la reconnaissance du tête-à-tête final avec l’indicible ». Il est donc vain et faux de chercher à tout comprendre, tout prévoir, tout expliquer, tout unifier.

Cette idée est extrêmement forte dans le sens où elle introduit un point de vue radicalement différent dans la compréhension des phénomènes du vivant. Elle remet en question notre volonté de compréhension complète et aboutie des choses, de maîtrise de la connaissance, d’élucidation des mystères du vivant, de recherche d’une loi ultime de la vie. Il est impossible d’avoir entièrement accès à la complexité, car elle est intrinsèquement liée à l’incertitude[1].

Comme le dit Adorno : « la totalité, c’est la non-vérité », ce qui bouscule les conventions de la cognition. « La complexité, c’est corrélativement la progression de l’ordre, du désordre et de l’organisation ». C’est à la fois « le changement des qualités de l’ordre et le changement des qualités du désordre, [si bien que] dans la très haute complexité, le désordre devient liberté et l’ordre est beaucoup plus régulation que contrainte » (Morin, 2005, p. 143).

Ainsi, nous ne pouvons plus réduire les phénomènes du vivant, d’un côté, à ce que la démarche scientifique classique sait expliquer, et, de l’autre, à ce qu’elle saura nécessairement un jour expliquer, grâce aux progrès qu’elle a encore à accomplir. À la fois, la complexité correspond à une réalité, et à la fois c’est un concept permettant d’appréhender la partie du monde que la simplification cartésienne ne peut atteindre : « La complexité ne saurait être quelque chose qui se définirait de façon simple et prendrait la place de la simplicité. La complexité est un mot problème et non un mot solution » (Morin, 2005, p. 10). Elle ne permet pas en effet d’expliquer simplement les phénomènes, en les découpant par exemple en séquences élémentaires successives dans le temps, ou en expliquant simplement un phénomène par la somme de « sous-phénomènes » élémentaires.

Ainsi, la complexité génère davantage de questions et d’ouvertures que de réponses tranchées, et croît lorsque l’on passe de la physique à la biologie, puis à l’anthropologie, parce que ce passage implique de plus en plus d’éléments, et de plus en plus d’interactions entre ces éléments. D’autres auteurs mettent en avant l’accroissement de la complexité dans nos sociétés, dans l’entreprise mais aussi dans l’ensemble de nos activités, et donc dans le domaine du vivant.

En effet, la complexité est avant tout une caractéristique fondamentale du vivant[2]. Edgar Morin insiste sur le fait que le vivant est en effet constitué de désorganisation autant que d’organisation (respectivement entropie et néguentropie), les deux étant dépendantes l’une de l’autre, les deux se nourrissant l’une l’autre :

« le phénomène de désorganisation (entropie) poursuit son cours dans le vivant […] ; mais, de façon inséparable, il y a le phénomène de réorganisation (néguentropie). Là est le lien fondamental entre entropie et néguentropie, qui n’a rien d’une opposition manichéenne entre deux entités contraires ; autrement dit, le lien entre vie et mort est beaucoup plus étroit, profond, qu’on n’a jamais pu métaphysiquement l’imaginer. » (Morin, 2005, p. 44)

De fait, « nos organismes ne vivent que par leur travail incessant au cours duquel se dégradent les molécules de nos cellules » (Morin, 2005, p. 85), si bien qu’en dehors des neurones, toutes les cellules d’un corps humain se renouvellent continuellement au cours de leur vie, avec une fréquence variable allant de quelques jours à 15 ans. L’exemple du big-bang est aussi évocateur : « l’univers commence comme une désintégration, et c’est en se désintégrant qu’il s’organise » (Morin, 2005, pp. 83-84).

« On peut dire du monde que c’est en se désintégrant qu’il s’organise. Voici une idée typiquement complexe. Dans quel sens ? Dans le sens où nous devons unir ensemble deux notions qui, logiquement, semblent s’exclure : ordre et désordre. » (Morin, 2005, p. 84)

En définitive, ce qui « distingue les « milieux naturels » par rapport aux « objets » courants de la gestion humaine (les systèmes industriels par exemple) », selon Gilles Barouch, c’est « le degré de complexité de ces objets », faisant que « nous sommes toujours en état d’information imparfaite vis-à-vis de ces objets » (Barouch, 1989, p. 225). Ainsi, « l’ordre du vivant n’est pas simple, ne relève pas de la logique que nous appliquons à toutes choses mécaniques, mais postule une logique de la complexité » (Morin, 2005, pp. 44-45), si bien que les fondamentaux de la science sont aujourd’hui questionnés.

Michel Serres (2012) met en évidence, dans l’histoire des sciences, le passage des mathématiques aux sciences de la vie et de la terre, passage du simple au complexe, qui accroît la difficulté de l’exercice de recherche :

« Faciles, les anciennes [sciences], parce qu’elles traitaient d’objets au préalable minutieusement découpés, donc définis et locaux, pour se trouver examinés dans des modèles maîtrisables en laboratoire. Sciences rationnelles, à frais faciles. Difficiles, les nouvelles, parce qu’au contraire, elles entrent dans la réalité des liens qui unissent les choses entre elles et les sciences qui parlent des choses entre elles. Toutes choses causées causantes et codées codantes. » (Serres, 2012, p. 96)

Morin explique que si la complexité de la société apparaît très clairement dans les romans du XIXe siècle[3], la science a, quant à elle, un idéal de simplicité :

« Cet idéal s’affirme dans la vision du monde de Laplace, au début du XIXe siècle. Les scientifiques, de Descartes à Newton, essayaient de concevoir un univers qui soit une machine déterministe parfaite. Mais Newton, comme Descartes, avait besoin de Dieu pour expliquer comment ce monde parfait était produit. Laplace élimine Dieu. […] En fait, cette conception qui croyait pouvoir se passer de Dieu avait introduit dans son monde les attributs de la divinité : la perfection, l’ordre absolu, l’immortalité et l’éternité. C’est ce monde qui va se détraquer puis se désintégrer. » (Morin, 2005, pp. 78-79)

Après avoir affirmé que les sciences ont jusqu’à présent évacué le complexe dans l’étude du vivant, Morin appelle à un changement de paradigme, afin que celles-ci intègrent l’aléa, la complexité, le hasard. Il « l’annonce sans en être le messie » (Morin, 2005, p. 104) ; il « fait le pari que nous sommes entrés dans la vraie époque de révolution paradigmatique profonde ». S’il faut apporter une preuve de cela, elle peut être trouvée dans la physique, avec le développement de la physique quantique, qui fait apparaître que « désormais, la particule ne renvoie plus du tout à l’idée de substance élémentaire simple, elle nous conduit à la frontière de l’inconcevable et de l’indicible » (Morin, 2005, p. 148).

On ne peut donc plus être aveugles à la complexité du vivant, en particulier dans les sciences. Il est nécessaire de se « rendre sensible aux énormes carences de notre pensée », de mettre en évidence que « la pathologie moderne de l’esprit est dans l’hyper-simplification qui rend aveugle à la complexité du réel » (Morin, 2005, p. 23).

Il précise que Gaston Bachelard déjà avait « découvert que le simple n’existe pas : il n’y  a que du simplifié ». Mais son heure n’était pas à l’acceptation de cette idée. Morin pense qu’il en est autrement aujourd’hui : « nous sentons que nous approchons d’une révolution considérable, […] celle qui concerne le grand paradigme de la science occidentale ».

Il s’agit donc de remplacer le paradigme formulé par Descartes (1637) par un « paradigme de complexité ». En effet, Morin montre comment le travail de Descartes a opéré une « disjonction » entre science et philosophie, comment il a « séparé la culture qu’on appelle humaniste, celle de la littérature, de la poésie, des arts, de la culture scientifique » (Morin, 2005, p. 103). Sans prétendre pouvoir lui-même le « sortir de sa poche », l’auteur espère que le développement culturel, historique et civilisationnel que nous vivons nous conduira à un paradigme de complexité qui ne reposera pas sur cette disjonction.

Et l’évolution de la science actuelle donne à croire que cela arrivera. Morin explique en effet que c’est cette « volonté de simplification », cette « mission » que se sont donnée les scientifiques de « dévoiler la simplicité cachée derrière l’apparent désordre des phénomènes », qui les a conduits à la « recherche de la brique élémentaire avec laquelle était construit l’univers ». Après avoir cru que l’unité de base était la molécule, les scientifiques ont découvert qu’elle était constituée d’atomes, chaque atome étant lui-même constitué d’un noyau et d’électrons. Alors :

« la particule est devenue l’unité première. Puis on s’est rendus compte que les particules étaient elles-mêmes des phénomènes qui pouvaient être divisés théoriquement en quarks. Et, au moment où on a cru atteindre la brique élémentaire avec laquelle notre univers était construit, cette brique a disparu en tant que brique. C’est une entité floue, complexe, qui n’arrive pas à s’isoler. » (Morin, 2005, p. 81)

Il en conclut donc que « l’obsession de la simplicité a conduit l’aventure scientifique aux découvertes impossibles à concevoir en termes de simplicité », ouvrant la porte au paradigme de complexité auquel il aspire.

Si Morin appelle à un changement de paradigme dans les sciences, il le présente aussi comme nécessaire pour les « phénomènes anthropo-sociaux », dans les entreprises et les organisations, elles-mêmes complexes :

« la vie est, non pas une substance, mais un phénomène d’auto-éco-organisation extraordinairement complexe qui produit de l’autonomie. Dès lors, il est évident que les phénomènes anthropo-sociaux ne sauraient obéir à des principes d’intelligibilité moins complexes que ceux désormais requis pour les phénomènes naturels. Il nous faut affronter la complexité anthropo-sociale, et non plus la dissoudre ou l’occulter. » (Morin, 2005, p. 22) La complexité est donc croissante au sein des rapports humains en général, des territoires et des organisations. L’évolution que Morin constate dans la façon de considérer l’homme dans l’entreprise en est, selon lui, la preuve : considéré comme une machine physique dans la conception taylorienne, on a « ensuite réalisé qu’il y a aussi un homme biologique […] puis on a réalisé qu’il existe aussi un homme psychologique ». À cela s’ajoute la volonté des entreprises de faire croître en leur sein l’innovation, la créativité, moteurs essentiels sinon de leur expansion, au moins de leur maintien. Pour être compétitif, il faut savoir créer, et s’adapter. Or, la créativité naît du désordre et de la liberté. Dès lors, « comment intégrer dans les entreprises les libertés et désordres qui peuvent apporter l’adaptivité et l’inventivité, mais peuvent aussi apporter la décomposition et la mort ? » (Morin, 2005, p. 124).


[1] « Dans un sens, je dirais que l’aspiration à la complexité porte en elle l’aspiration à la complétude, puisqu’on sait que tout est solidaire et que tout est multi-dimensionnel. Mais, dans un autre sens, la conscience de la complexité nous fait comprendre que nous ne pourrons jamais échapper à l’incertitude et que nous ne pourrons jamais avoir un savoir total. » (Morin, 2005, p. 93)

[2] Edward O. Wilson s’en émerveille d’ailleurs : « plus nous en apprenons sur la biosphère, plus elle nous apparaît belle et complexe » (Wilson, 2007, p. 6).

[3] Il cite ceux de Balzac ou Dickens par exemple, dans lesquels « on voit que chaque être a une multiplicité d’identités, une multiplicité de personnalités en lui-même, un monde de fantasmes et de rêves » (Morin, 2005).

Elise Levinson

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