A défaut de changer le monde, en 2022, je nous souhaite…

Je commence cette carte de vœux par un conte d’Henri Gougaud que j’ai découvert récemment, et qui me parle tout particulièrement en cette fin d’année où se mêlent pour moi quête de sagesse et mélancolie…

Il était une fois un homme nommé Yacoub. Il vivait pauvre mais sans souci, heureux de rien, libre comme un saltimbanque, et rêvant sans cesse plus haut que son front. En vérité, il était amoureux du monde. Or, le monde alentour lui paraissait morne, brutal, sec de cœur, sombre d’âme. Il en souffrait.

« Comment, se disait-il, faire en sorte qu’il soit meilleur ? Comment amener à la bonté ces tristes vivants qui vont et viennent sans un regard pour leurs semblables ? »

Il ruminait ces questions par les rues de Prague, sa ville, errant et saluant les gens qui ne lui répondaient pas.

Or, un matin, comme il traversait une place ensoleillée, une idée lui vint. « Et si je leur racontais des histoires ? pensa-t-il. Ainsi, moi qui connais la saveur de l’amour et de la beauté, je les amènerais assurément au bonheur. » Il se hissa sur un banc et se mit à parler. Des vieillards, des femmes étonnées, des enfants, firent halte un moment pour l’écouter, puis se détournèrent de lui et poursuivirent leur route.

Yacoub, estimant qu’il ne pouvait changer le monde en un jour, ne se découragea pas. Le lendemain il revint en ce même lieu et à nouveau lança au vent, à voix puissante, les plus émouvantes paroles de son cœur. De nouvelles gens s’arrêtèrent pour l’écouter, mais en plus petit nombre que la veille. Certains rirent de lui. Quelqu’un le traita même de fou, mais il ne voulut pas l’entendre. « Les paroles que je sème germeront, se dit-il. Un jour elles entreront dans les esprits et les éveilleront. Je dois parler, parler encore. »

Il s’obstina donc et, jour après jour, vint sur la grand-place de Prague parler au monde, conter merveilles, offrir à ses pareils l’amour qu’il sentait. Mais les curieux se firent rares, disparurent, et bientôt il ne parla plus que pour les nuages, le vent et les silhouettes pressées qui lui lançaient à peine un coup d’œil étonné, en passant. Pourtant il ne renonça pas.

Il découvrit qu’il ne savait et ne désirait rien faire d’autre que conter ses histoires illuminantes, même si elles n’intéressaient personne. Il se mit à les dire les yeux fermés, pour le seul bonheur de les entendre, sans se soucier d’être écouté. Il se sentit bien en lui-même et désormais ne parla plus qu’ainsi : les yeux fermés. Les gens, craignant de se frotter à ses étrangetés, le laissèrent seul dans ses palabres et prirent l’habitude, dès qu’ils entendaient sa voix dans le vent, d’éviter le coin de place où il se tenait.

Ainsi passèrent des années. Or, un soir d’hiver, comme il disait un conte prodigieux dans le crépuscule indifférent, il sentit que quelqu’un le tirait par la manche. Il ouvrit les yeux et vit un enfant. Cet enfant lui fit une grimace goguenarde et lui dit en se hissant sur la pointe des pieds :

― Ne vois-tu pas que personne ne t’écoute, ne t’a jamais écouté, ne t’écoutera jamais ? Quel diable t’a donc poussé à perdre ainsi ta vie ?

― J’étais fou d’amour pour mes semblables, répondit Yacoub. C’est pourquoi, au temps où tu n’étais pas encore né, m’est venu le désir de les rendre heureux.

Le marmot ricana :

― Eh bien, pauvre fou, le sont-ils ?

― Non, dit Yacoub, hochant la tête.

― Pourquoi donc t’obstines-tu ? demanda doucement l’enfant, pris de pitié soudaine.

Yacoub réfléchit un instant.

― Je parle toujours, certes, et je parlerai jusqu’à ma mort. Autrefois c’était pour changer le monde.

Il se tut, puis son regard s’illumina. Il dit encore :

Aujourd’hui c’est pour que le monde, lui, ne me change pas.

Henri Gougaud
L’Arbre aux Trésors
Paris, Ed. du Seuil, 1987

Comme Yacoub, il m’arrive d’avoir le sentiment de porter désespérément une parole à contre-courant, minime dans le flot si puissant de l’accélération, du simplisme et du clivage. Mais je continue, parce qu’à défaut de changer le monde, je veux continuer de croire en la capacité humaine à accueillir la complexité du monde, à penser et agir en nuance, à développer une relation plus juste au vivant et à la nature. Je continue, parce qu’à défaut de changer le monde, je croise sur ma route quelques curieux hybrides comme moi, quelques cœurs fêlés qui laissent passer la lumière et qui aspirent, eux aussi, à autre chose.

Pour cette nouvelle année, je continue d’espérer et de souhaiter à chacun.e, à l’humanité et à la nature, un peu plus d’acceptation de ce qui est autre, de ce qui fait peur, de ce qui déstabilise. Je continue de souhaiter un peu plus d’attention, de paix, d’écoute…

On croit que celles et ceux qui écoutent reçoivent. Qu’ils et elles s’enrichissent de l’expérience des autres, apprennent, agrègent par là des informations utiles pour leur propre compte. C’est vrai. Mais surtout, celles et ceux qui écoutent donnent. Ils donnent de leur temps et de leur attention. De cette attention si rare et si précieuse qui procure aux autres le sentiment d’exister et de compter. N’est-ce pas plutôt celui ou celle qui parle, se sachant écouter, qui progresse ? N’est-ce pas l’écoute présente et active qui aide à réfléchir, qui aide à poser et préciser sa pensée ?

Lorsque l’on écoute toujours, et que l’on peine à être soi-même écouté.e, on finit par s’épuiser. Comme si le réservoir d’attention à l’autre se vidait peu à peu, jusqu’à être totalement vide. Comme si à défaut d’être soi-même écouté.e, on se vidait de son énergie.

Alors à tou.te.s celleux qui écoutent, à tou.te.s celleux qui n’arrivent pas à imposer une opinion, une conviction, et qui, par souci de nuance, préfèrent se mettre dans le retrait de l’accueil de la parole de l’autre, je souhaite de se ressourcer ; par l’écoute de soi-même, de ses propres riches voix intérieures, et auprès de la nature qui accueille sans rien attendre en retour. L’arbre, l’oiseau, le lac sont des refuges auprès desquels nos paroles peuvent être déposées. Ils reçoivent ce que nous leur soumettons, sans jugement, sans critique.

À tout.e.s celleux qui parlent, je souhaite de faire une pause, et de questionner. De ne craindre ni le silence parfois déroutant, ni la parole de l’autre parfois si différente. De rendre à celleux qui, aussi, ont besoin de parler sans être jugé.e.s, sans craindre d’avoir raison ou d’avoir tort, qui ont juste besoin d’exprimer ce qui est là, au risque de se tromper, au risque de bafouiller, au risque que la parole eût été différente hier ou demain.

Je nous souhaite à tou.te.s une année 2022 où la parole est juste, la présence vraie et l’oreille attentive. Et quelques gourmandises 😉

« Parler est un besoin, écouter est un art. » Goethe

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