Échange autour de la révolution relationnelle, où il est question de présence, de citoyenneté… et de tous les « petits riens interstitiels » qui font toute la différence…
Cet automne, j’ai rencontré Michel Delacroix.
Michel m’a contactée via le site car il a trouvé dans le manifeste de la révolution relationnelle « un propos qui rassemble au-delà des générations ». Il a apprécié qu’y soit abordée de façon optimiste et inclusive la « question d’une humanité devenante ».
Je lui ai proposé que l’on se retrouve à l’étage d’un café-bistrot du centre de Paris, qui me fait, chaque fois que j’y vais, l’effet d’une bulle de calme au milieu de la frénésie de la capitale. Nous y avons parlé comme deux vieux amis des choses importantes du monde et de la vie.
Michel a eu un parcours personnel et professionnel « fragmenté », comme il dit, et a exercé mille métiers. Plus sereinement aujourd’hui, il travaille, entre autres, avec des psychologues dans le centre de documentation d’une grande université. Ensemble, ils aident les étudiants dans leur orientation professionnelle, notamment en « les écoutant vraiment ».
Ce qui me frappe particulièrement dans le récit de son itinéraire, c’est la façon dont l’écoute et l’attention sincères ont ponctué la vie de Michel d’îlots de survie, comme autant de refuges sur un rocailleux chemin de montagne.
Le chemin de Michel, c’est celui de la recherche de l’être
Nous le formulons d’abord ainsi :
participer à la révolution relationnelle, investir les relations à
soi-même, aux autres et au monde en cherchant à y apporter davantage
d’attention et d’écoute, c’est se mettre à la recherche d’une position.
D’où est-ce que je viens, quelle place ai-je envie de prendre dans ce
monde ? Pour aller où ? Cela m’a amenée à ressortir de ma
bibliothèque un livre qui m’avait marquée à la vingtaine, et que j’ai relu avec
plus de profondeur encore :
Qui fuis-je? Où cours-tu? A quoi servons-nous? Vers l’intériorité citoyenne, Thomas d’Ansembourg
Livre réédité en 2014 sous le titre Du JE au NOUS ; L’intériorité citoyenne : le meilleur de soi au service de tous
Thomas d’Ansembourg y présente la force du lien entre le développement personnel et le développement du monde et de nos sociétés. Le chemin que chacun.e parcourt vers la connaissance de soi ne fait pas que lui bénéficier à lui-même. Il bénéficie aux autres, et au monde, car l’apaisement et le sens vécu en soi contribuent à l’apaisement et au sens autour de soi. L’auteur parle pour cela d’« intériorité citoyenne ».
Ce questionnement de sa position dans le monde amène à questionner l’être. Qui suis-je ? Qui ai-je envie d’être ? Car nous avons tendance à oublier que nous ne sommes pas seulement ce que nous faisons. Et que se passe-t-il lorsque nous cessons de faire, et que nous commençons à être ?
Michel témoigne, à ce propos, de la puissance des groupes de rencontres auxquels il participe depuis de nombreuses années, qui laissent la place à ce qui est là. On se réunit pour être présents ensemble, sans thème de discussion pré-établi. Cela me rappelle une séance de rencontre à laquelle j’étais allée il y a quelques années, par curiosité pour l’approche thérapeutique développée par Carl Ransom Rogers : l’Approche Centrée sur la Personne (ici : l’ACP en bref par Psychologies). Nous nous étions retrouvés à une quinzaine, sans nous connaître initialement, dans une même pièce, sans autre but que d’être là. À ma grande surprise, nous en étions rapidement venus à parler de sujets aussi importants que l’amitié, la mort, les relations familiales, le sens que l’on donne à son travail, et étions repartis avec la sensation d’avoir vécu ce qu’il y a de plus incroyable dans la rencontre humaine…
Alors je me demande : où sont aujourd’hui les espaces de rencontre et d’écoute qui n’ont d’autre but que cette rencontre et cette écoute, et qui permettent de partager nos parts d’humanité ?
Sont-ils suffisamment présents et accessibles ? Pourquoi semblent-ils réservés à celles et ceux qui vont si mal qu’ils se tournent vers des démarches thérapeutiques ? Ne bénéficieraient-ils pas à tou.te.s ?
On se retrouve souvent pour travailler, produire, décider ensemble. On se retrouve pour agir, mener une activité. On se rencontre pour sortir, s’amuser, mener des projets. Mais se retrouve-t-on suffisamment pour simplement être ensemble et se connaître, pour être là pour soi, pour les autres et le monde qui nous entoure ? Si, par chance et persévérance, on parvient à construire cela dans le cadre de nos vies privées, qu’en est-il de l’espace public ? De nos communautés de travail et de vie ? Cela reste rare et extrêmement précieux. Comme si être – présent, là, juste être – ne pouvait advenir qu’entre deux portes, qu’entre deux frénésies, à l’occasion d’une pause en cachette, un souffle qui se glisse entre les interstices. Une bulle à l’étage d’un café-bistrot…
La valeur paraît pourtant inestimable de ces « petits riens » interstitiels de l’être…
Michel me le rappelle. La vie et ses êtres vivants n’ont pas besoin de servir à pour avoir de la valeur. Ils n’ont pas besoin d’être productifs ou d’occuper tout l’espace pour mériter notre attention et notre soin. Michel porte attention à ces « riens » parce qu’il tient à ce qu’ils ne disparaissent pas. Faire un compost, ramasser les papiers qui traînent dans sa rue, collecter les fientes des hirondelles pour que les voisins ne retirent pas les nids… ces petits gestes de rien qui apportent si peu et tellement tout en même temps. Je suis touchée par sa préoccupation pour ces « espaces transparents qui portent beaucoup de vie », ce silencieux, cet invisible, qui fait toute la différence. Cette présence impalpable qui fait vibrer si fort à l’intérieur de soi, l’air de rien…
Malgré l’indifférence que notre monde semble accorder à ces interstices de vie, je reste confiante
Je reste confiante parce que les choses évoluent. De plus en plus, on s’arrête en conscience, et les interfaces, les lisières, les zones « entre » attirent l’intérêt qu’elles méritent. Depuis longtemps, l’écologie démontre leur importance dans le développement du vivant ; plus récemment, les espaces intermédiaires « entre ville et campagne » sont reconnus comme des espaces stratégiques ; nos parcours professionnels sont de plus en plus hybrides, à la frontière des secteurs et des statuts ; même la science médicale fait de « l’entre-deux » un nouvel organe : l’interstitium, « couche de tissus aux interstices remplis de fluides qui court dans l’ensemble de notre corps, pourrait constituer le 80e organe connu du corps humain » et « pourrait expliquer la propagation de certains cancers ».
Ce qui « est entre » trouve peu à peu sa place, et cette rencontre avec Michel me confirme l’importance de rester, tou.te.s et chacun.e, curieux et curieuses de ce qui se passe en et autour de nous. Pour être et inspirer, pour vivre ce qui vaut d’être vécu.
« On n’a rien d’autre, pas d’autre matière pour être, que soi. »
Michel Delacroix
« Né.e.s plus tard, les plus jeunes portent davantage d’humanité devenue que leurs aîné.e.s »
Simone Atlani